ECRIRE POUR SE VOIR



     Le recueil de poèmes en prose, le Cornet à dés, oeuvre la plus justement célèbre de Max Jacob, qui parut à la fin de 1917, s'ouvre sur deux textes tous deux intitulés 1914. Relisons le second :

Son ventre proéminent porte un corset
d'éloignement. Son chapeau à plumes
est plat; son visage est une effrayante tête
de mort, mais brune et si féroce qu'on croirait
voir quelque corne de rhinocéros ou dent
supplémentaire à son terrible maxillaire.
O vision sinistre de la mort allemande.

     Max Jacob précise que ces textes ont été écrits vers 1909. Pour en souligner le caractère prophétique et en lénifier la hardiesse. L'exclamation contient une équivoque probablement voulue puisque l'ultime épithète peut aussi bien indiquer la nationalité du cadavre que celle du meurtrier. Le manuscrit (qui se trouve à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet à Paris) révèle une dédicace biffée qui permet d'opter pour la seconde solution ("Dédicace: à sa Majesté Albert, roi des Belges") et de noter que Max Jacob évoquait de prémonitoire manière la première guerre mondiale et la cruauté de ses propres bourreaux de la génération suivante.

     Le Cornet à dés s'ouvre donc sur une réflexion sur la mort. Durant la période de composition du recueil (entre 1905 et 1916) deux événements de Vie se produiront : l'apparition du Christ en octobre 1909 dans la chambre de la rue de Ravignan à Montmartre et le baptême qu'il reçoit en février 1915, Pablo Picasso étant son parrain.

     Il demeure à Paris encore quelques années, puis lassé de l'existence de vibrion qu'il ne peut s'empêcher d'y mener, il décide de s'en éloigner, et sur les conseils d'un prêtre du diocèse d'Orléans, dont il fait la connaissance en 1917, Max Jacob quitte Paris en juin 1921 pour s'installer à Saint-Benoît-surLoire. Il s'y fixera durant les périodes 1921-1928, puis de 1936 à son arrestation en 1944.

     Max Jacob écrira beaucoup à Saint-Benoît. Ses oeuvres et aussi des méditations religieuses et des lettres. Plusieurs lettres par jour bien souvent. Dès son arrivée, il écrit dans une première lettre datée du 24 juin 1921 et adressée à Roland Manuel: " Ma vue est bornée par un couvent déserté et une basilique en plein champ (monument historique) jaune et rose, énorme et plutôt assyrien ou égyptien que roman ". (sic)

     Les méditations religieuses, qu'il rédige généralement de très bon matin, attestent une foi fulgurante. Celui qui avait été nommé Max le dandy ou Max le clown, n'écrit plus pour se montrer mais pour se voir. Si les thèmes de méditation ne sont guère originaux (le Jugement dernier, la Mort, les Bienfaits de Dieu entre autres) la tonalité des méditations de Max Jacob tranche avec la répétitive austérité saint-sulpicienne encore en vogue. Ponctuées fréquemment par des indications d'heures (début de la méditation) ou de durée, elles présentent plusieurs intérêts. Dans l'ordre littéraire, on est à même d'assister à la genèse de l'écriture, à la spiritualité en acte dans l'ordre religieux. Le style (aux diverses acceptions du mot) de Max ressortissant aux deux ordres. Voyons la fin de l'une des méditations consacrées au Jugement dernier :

" Rien que ce jour est un but à ma biographie. Point d'autre rive à ma biographie. Et tout ce qui est en moi, de moi, à moi, tout doit tendre à ce jury! Jury sublime entre, entre les rocs de la terre, tu décernes l'éternité heureuse ou l'autre éternité. Hélas! Chacun peut craindre le pire, car il y a dans nos vies assez pour attirer la colère de Dieu. Mais la bonté de Dieu nous a déjà avertis, et la bonté de Dieu nous laisse l'Espérance. Ce qui est confessé est effacé, ce qui est effacé n'existe plus. Ainsi-soit-il ! "


      Pénétrante version du " Crains et Espère ". Max eût pu exceller dans l'art oratoire, dans la maxime, dans le portrait édifiant. La méditation, exercice solitaire s'il en est, convient mieux à un Max Jacob qui tente de fuir le mondain. Il conclut une méditation :

" J'ai horreur du monde, de ses papotages, de ses folies, de ses brutalités, je suis bien désolé d'en être encore et je déplore mon impuissance à vivre intérieurement. "


     Il l'a intitulée: Élection de la vie dévote. L'ouvrage de saint François de Sales, l'Introduction à la vie dévote, fut le grand livre de Max Jacob. Il y puisera les méthodes pour guider ses méditations. La théologie de Max Jacob n'est pas sophistiquée. La méditation n'est pas pour lui emboîtement d'idées. Une méditation est réussie lorsqu'elle trouve son unité finale en un cri du coeur : joie ou douleur! Nombreux sont les textes du Cornet à dés qui sont des créations hyperculturelles. Les Méditations sont des témoignages sur le vif d'un homme à vif. Interjections et exclamations sont des caractéristiques communes du style ; là, connivence sociale et intellectuelle avec lecteur et auditeur, ici, expression d'une tourmente intérieure.
     L'un des poèmes les plus hermétiques du Cornet à dés peut désormais être considéré comme l'écho transfiguré de la décisive vision et des affres qu'elle a générées. Une méditation en quelque sorte. Il s'agit de Ruses du démon pour ravoir sa proie. Sur les épreuves mêmes du Cornet à dés (la seule correction qui peut être relevée sur ce type de document) Max Jacob a rayé la phrase finale qui figure toujours sur le manuscrit :

" Mon Dieu, délivrez l'humanité des crimes qui la tuent.
quelle malignité a l'hermaphrodite: une ouverture du grenier, un volet blanc qui
remue et l'hermaphrodite descend par là. "


     Maintenant et à l'heure de notre mort. Cinquante années après la tragique disparition de Max Jacob, il convient de manière définitive de ne pas voir en lui qu'un funambule du verbe et un acrobate du langage. Il est aussi l'homme de la transfiguration d'un vécu de malaise, voire de douleur. A l'heur de notre Max Jacob: 1944-1994.


Max Jacob par Roger Toulouse (1942)

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