UN PHONOGRAPHE HUMAIN





Jean Follain, Georges Shéhadé et Max Jacob (rue Nollet, fin 1933 ?)


     De nombreux contemporains ont attesté la rare qualité de la conversation de Max Jacob. Ses discours ressuscitaient paraît-il la tradition de la littérature orale. D'authentiques poèmes en prose émaillaient ça et là sa conversation même lorsque celle-ci portait sur les "sujets les moins originaux. Il savait donner vie aux personnages d'anecdotes maintes fois racontées car, considérant que la personnalité de chaque individu est révélée par son parler, il s'appliquait à saisir, pour les restituer, le terme, la tournure, l'inflexion caractéristiques. Les manies du langage, les tics verbaux ainsi que les raideurs et revenez-y de la syntaxe percent à jour l'intime de l'être.
     Chez Max Jacob l'auditeur précède nécessairement le narrateur. Et s'il écoute c'est moins pour répéter que pour recréer. Le Max Jacob écrivain, celui qui nous occupe, ne réside pas seulement dans l'image complaisamment entretenue de ce flâneur impénitent de la rue des Abbesses ou de la rue Lepic à l'heure où les ménagères font leur marché. Il n'est pas uniquement celui qui :

" prête l'oreille aux paroles des passants épie les visages, devine les plus secrets désirs, transcrit au crayon les moindres réflexions ... Il en note jusque sur ses manchettes, quand il a des manchettes " 1 .

     Mais il est aussi celui-là. Bientôt la blancheur de la page se substituera à celle des poignets. Il ne recopie pas. Il adapte. Il élague ou ajoute, en un mot choisit. C'est ainsi que ses portraits ne sont jamais entièrement imaginaires ni totalement réels. S'ils apparaissent - même avec le recul du temps - " plus vrais que nature " n ' est-ce pas précisément en raison de leur toute relative conformité aux modèles ?      Les difficultés inhérentes à la recréation n'ont pas manqué d'alerter l'auteur. Il conseillait avec raison :

" Il faut mettre dans la bouche d'un personnage qui juge les comparses uniquement les mots qui le peignent lui-même, car on ne juge que d'après son propre idéal et c'est cet idéal qui est le caractère " 2.

     Et encore :

" Le dialogue écrit doit avoir une intensité psychologique que n ' a pas celui de la rue. Le dialogue écrit observe les nuances que le passant n'observe pas " 3.

     Ces propos attestent l'importance accordée par Max Jacob l'invention (au sens de travail créateur) en littérature. Jacob distingue le parler quotidien dont la spontanéité révèle la personnalité de l'individu d'avec le style qui est avant tout effort (Il "faut mettre dans la bouche... ", " Le dialogue écrit doit avoir... " ), une des tâches de cette volonté étant précisément de retrouver cette spontanéité.
     Les brèves nouvelles de Cinématoma 4 sont précédées d'une phrase prononcée par le héros dans le cours de l'histoire. " Il faut savoir ce que c'est qu'un lit " clame Alexandre Caradec avec la chaude conviction du bourlingueur qui s'exalte au souvenir des périls encourus jadis. Le vieillard aujourd'hui aveugle se revoit jeune marin épuisé et malade couché au lazaret de Rhodes 5.      " Ils seraient pourtant flattés de m'avoir " s'étonne Maître Passer, jeune et brillant avocat, en constatant qu'une des familles de notables invite le vicaire de la ville à dîner et omet de penser à lui. On ne peut traduire avec plus de concision la suffISance un peu naïve du bellâtre.

     Marie Lebolloch, pauvre fille séduite puis abandonnée, proteste : " Brusque, je ne suis pas ". Elle ne cherche pas à se disculper mais tente d'amadouer les impitoyables persécuteurs. Il s'agit moins d'une dénégation à l'égard de ses détracteurs que d'une tentative pour dissiper le doute que ceux-ci ont fait naître en elle.
     Marie Lebolloch est en butte à un ordre social qui la rejette parce qu'elle a fauté. La syntaxe traduit le dérisoire désespéré de la protestation. L'inversion des termes est fréquent pour une Bretonne qui parle " en français ". D'autre part il n'est pas rare que les classes populaires, de surcroît peu habituées à manier cette langue, emploient pour désigner des nuances morales ou intellectuelles les termes d'ordre physique auxquels elles sont plus accoutumées. Marie Lebolloch trahit sa personnalité au travers de son rang social et vice-versa. Comme le note plaisamment Max Jacob :

" Les paysans de Basse-Bretagne qui connaissent la langue française l'accommodent à leur usage d'une façon incorrecte mais pittoresque " 6.

" Exercez-vous à trouver le mot juste " ne cessait d'enjoindre Max Jacob avec une rigueur toute classique 7. Il est amusant de constater que ce précepte est ici respecté avec bonheur par l'emploi d'une ... impropriété. Maître Passer et Marie Lebolloch 8 sont à cet égard édifiants.

     Ce goût pour le mot juste l'amena tout naturellement à imiter ses illustres ancêtres, et tout d'abord La Bruyère. Il confia à René Guy Cadou :

" A propos de La Bruyère et du Cinématoma, sache que j' a i commencé en prose par faire du La Bruyère " 9.

     Çà et là Max Jacob insère de brefs textes qui ne dépareraient pas les réflexions contenues dans les chapitres des Caractères. Ils en adoptent la limpide concision pour exprimer le fruit d'une longue expérience de la vie et des êtres. Dans Le terrain Bouchaballe, Pancrasse l'entrepreneur de bâtisse doit à son célibat prolongé d'être le point de mire de toutes les Guichinoises disponibles. Il y a Mademoiselle Gauffre, l'irascible vieille fille, mais aussi madame Edmet " dont le mari était toujours malade et qui n'avait pas d'amant " 10. Cette dernière est vite rebutée non par la découverte d'une rivale mais par la piètre qualité de celle-ci. Max Jacob, compatissant et fataliste, propose en guise de moralité explicative :

" Il se peut qu'une laide concurrente éloigne les femmes d'un homme, pour la même rai.\'on que la réputation les attire d'en avoir eu de belles " 11.

     Telles lignes du Cornet à Dés évoquent le chapitre " Des Femmes " ou bien " De la Mode " :

" Un homme devient spirituel à force d'expérience et de rage. L'esprit d'une femme reste à la mode de son temps " (Exposition coloniale)

     La variété des registres n'est pas moins remarquable. Ici, La Bruyère-Max Jacob s'insère entre deux pseudo-vérités surréalistes, là il moralise à propos d'un dialogue à la Labiche. Il se fait plus gouailleur dans un poème du Laboratoire central

" Le renard au corbeau demande son fromage. Pour l'homme toute femme est d'abord un corbeau ".

     La fébrilité du héros de la pièce " Une de mes journées " du Cornet à dés évoque celle du distrait Menalque, avec peut-être une absurdité plus inquiétante encore :

" M'être dirigé vers la bibliothèque publique et m'être aperçu en chemin que j'avais deux faux cols et pas de cravate ".

     Max Jacob " donne à voir " et c'est pourquoi ses personnages sont attachants. Le lecteur sort du rêve éveillé en même temps que le distrait.

     Max Jacob rend nommément hommage à l'auteur des Caractères. Dans une page du Cabinet noir il cite par deux fois cet ouvrage pour préciser le caractère des protagonistes. Il avoue par ailleurs non sans ironie :

     " Pour vous présenter M. Deschamps, préfet de l'Ouest, j'emprunte à la Bruyère ( vous vous rappelez bien... La Bruyère !) sa plume, son coup d'oeil artiste et sa langue incisive ".

     Et il poursuit dans une page du Terrain Bouchaballe en brossant le dit portrait :

" Vous allez lui faire visite, il vient au devant de vous d'un pas de quadrille gracieusement esquissé. Vous lui apprenez qu'un volcan pétrifie Saint Domingue, que le Tchad est couvert de sauterelles et l'Algérie attaquée par les Anglais, le Cap par les Esquimaux, Paris par le Typhus, il garde son sourire sacré ".

     Le coup d'œil est pénétrant, le style ne l'est pas moins. Le portrait est dressé d'un trait alerte devenant çà et là jovialement acéré. On ne peut décider si cette inaltérable sérénité est naturelle bonhomie ou masque habile. Ce détachement est-il spontané ou calculé ? Max Jacob n'explique pas. Il constate. Tout comme La Bruyère il se complaît à frapper son lecteur par de nombreuses énumérations. Pour convaincre qu'une mauvaise nouvelle n'altère en rien l'humeur préfectorale, Jacob égrène tout un chapelet de catastrophes. Ainsi qu'à son habitude il mêle le plausible (l'Algérie attaquée par les Anglais) au farfelu (les Esquimaux partant à la conquête du Pôle Sud !) sans omettre des cataclysmes et épidémies exceptionnels ou révolus. Cette manière de d'amorcer le réel est d'ailleurs l'un des procédés traditionnels de l'humour.
     Le sentiment d 'horreur éprouvé à la pensée que la capitale est touchée par une endémie le dispute à celui du plaisant réconfort apporté par la disparition de cette médiévale calamité.
     Max Jacob joue sur les deux registres. Il exagère, il caricature. Sa sensibilité littéraire aime ses effets d ' accumulation. Bientôt le lecteur perd pied. Le verbe semble se porter garant du sens. Il sent plus qu'il ne comprend. Il ne trouve pas le temps de constater, il ne peut que supposer. Il est contraint de faire confiance à l'auteur et celui-ci en profite pour le mystifier. Mais cette duplicité est en quelque sorte " pour de rire " comme disent excellemment les enfants. L'analyse raisonnée confirme le sentiment qui s'est imposé lors de la première lecture d'une façon à la fois floue et irrésistible juste assez pour faire douter un temps de son bien fondé.
     La maîtrise du préfet Deschamps est encore mieux perçue à la relecture. On croit voir ses lèvres pincées en un rictus réprimé. L'emploi du présent de l'indicatif (autre trait propre à La Bruyère) forgeant décisivement cette impression.
     Max Jacob utilise les mêmes procédés pour nous faire partager la passion des premiers fanatiques de la Côte d'Azur. Ces " maniaques " ainsi qu'ils sont nommés dans Filibuth ou la montre en or revivent à mesure qu'ils s'approchent de leur terre d'élection. Celui-ci pense avoir accompli sa terrestre mission car :

" Il a, au cimetière de Menton, son coin et son mausolée où il a enseveli généreusement sa mère morte à Lille. À Paris il se consume, il se traîne à Marseille, il est encore affligé à Hyères, il s'épanouit à Saint-Raphaël ".

     La métamorphose de ce maniaque est spectaculaire, la progression inéluctable. Le détail est précis, le choix judicieux. Max Jacob adopte une tournure propre à retenir l'attention, le mot opportun pour traduire une attitude. Le verbe " s'épanouir " évoque bien l'euphorie sensuelle de ce passionné qui arrive sur le lieu de sa passion.
     Ce style ne convient pas à la présentation des seuls pontifes et mondains. Ici il s'agit de mademoiselle Gaufre dont on loue la féminité injustement négligée par la gent mâle du Guichen du Terrain Bouchaballe :

" Elle se prive de tout par esprit de pénitence ou par économie, ou pour tout autre raison. Dans l'appartement de ses amies elle adore le luxe, les fleurs. Elle est adroite de ses mains et réfléchit beaucoup ".

     Là un être tout à fait falot et insolite se glisse dans une chapelle. L'auteur le suit, le traque même. La phrase est hachée, le rythme syncopé, à la mesure de sa marche hésitante et ponctuée d'arrêts :

" À tout petits pas assez rapides, il tourne autour de la nef dans une église de faubourg: il ne prie pas, il est dur et orgueilleux ; il cherche la sacristie, elle est devant lu~ il la cherche encore, il est myope ou distant " 12.

     Ce n'est plus de la passion, c'est de l'entêtement. C'est le chemin souvent hostile emprunté par ceux qui détiennent une conviction. Qu'il apparaisse inquiétant ou pitoyable on sent qu'aucune embûche n'altérera sa froide détermination. Ce " petit homme des églises " ainsi qu'il est dit dans ce texte est bien sÛr Max Jacob converti qui tente de parcourir toujours plus avant son itinéraire spirituel. On sait que Max Jacob eut bien du mal à se faire accepter au sein de l'Eglise catholique après son apparition miraculeuse. Il est vrai que sa vie ne plaidait pas à ce moment-là en faveur de sa sincérité...
     Phonographe humain Max Jacob restitue les dialogues quotidiens avec leurs brusques changements de sujet, sautes inopinées ou détournements subtilement ménagés :

" - On m'a dit que je ressemblais à Renan. - Que pensez-vous de Russquain ? - Reusskine ? je suis un disciple de Reusskine. - Moi aussi ! nous nous entendrons très bien " ( Le Terrain Bouchaballe)

     Ainsi dialoguent deux jeunes gens, esprits superficiels et frivoles, qui passeront sans transition de Ruskin à la mort du procureur de la ville. Ce n'est plus La Bruyère mais Proust. A la même époque paraissaient les Pastiches rédigés après le roman abandonné Jean Santeuil ainsi que ses traductions et études sur Ruskin. Proust imite des fragments de roman, d 'histoire, de critique ou de journal en leur donnant comme thème commun un fait divers pris à l'actualité de 1908 : l'affaire du faussaire Lemoine qui prétendait avoir découvert le secret du diamant. On voit les points communs avec Le Terrain Bouchaballe. Ils s'insèrent dans des milieux sociaux, mondains chez l'un, plus divers chez l'autre, pour mieux les pénétrer. Max Jacob, comme Proust, fait montre de mimétisme, mais d'un mimétisme critique et créateur qui explore le donné jusqu'à en trouver ses lois et le restitue organisé selon des lois nouvelles.
     Max Jacob était sincère lorsqu'il écrivait :

" Je ne fais jamais parler un de mes personnages sans qu'il se serve de la syntaxe et du vocabulaire correspondant au type que j'ai choisi. C'est un travail méticuleux mais qui donne de grandes jouissances, car on a la certitude de créer ainsi des êtres vrais " 13.

     Ce mimétisme verbal n'est d'ailleurs qu'un des aspects du témoignage de Max Jacob sur son époque et sur l'éternelle humanité. na su prendre le pouls de la société du début du siècle. C'est aussi là un de ses mérites.



(1) Hubert Fabureau, Max Jacob. N.R.F.. 1935, p. 26.
( 2) Max Jacob, Art Poétique, Emile Paul, 1922, p. 19.
( 3) Ibid., p. 60.
( 4) Max Jacob, Cinématoma, Gallimard, N.R.F., Paris, 1929
( 5) Ibid. ," Lettre d'un marin qui naviguait en 1843 "pp. 217- 235.
( 6) Ibid. , p. 37.
( 7) Max Jacob, Lettres aux Salacrou, lettre du 29 Juillet 1924, Gallimard, 1928
( 8) Ibid. , " L'avocat qui aura deux femmes au lieu d'une "pp. 43 - 53. " Celle qui aura trouvé un mari " pp.37- 42.
( 9) René-Guy Cadou, Cahiers du Nord, " L'oeuvre de Max Jacob ".1 950, p. 189.
(10) et (11) Le Terrain Bouchaballe p. 63.
(12) Max Jacob, Le roi de Boétie "Bonnes intentions ". p. 146.
(13) Georges Charensol, Comment ils écrivent "Max Jacob", Ed. Montaigne - Aubier, paris, 1932, p. 110.



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