UN REPLI SUR LA LOIRE






(Ci-contre, Louis Guilloux, Max Jacob et le docteur Nédélec)



     Chacun connaît quelques repères de la vie de Max Jacob. Sa naissance à Quimper le 12 juillet 1876 (et non le1l comme il l'a lui-même longtemps indiqué afin de s'assurer... un meilleur destin astrologique), la bohème montmartroise du Bateau-Lavoir, sa conversion au catholicisme, ses retraites à Saint-Benoît-sur-Loire où il fut arrêté pour être transféré au camp de Drancy, dans la banlieue nord de Paris, et où il mourut d 'une pneumonie le 5 mars 1944.

     C'est d'ailleurs sa conversion qui devait l'amener sur les rives de la Loire puisqu'il se fixa durant deux périodes (1921-1927 puis 1936-1944, date de son arrestation) à quelques hectomètres du fleuve, au bourg de Saint-Benoît-sur-Loire. Issu d'une famille juive non pratiquante, Max a une apparition du Christ en octobre 1909, dans sa chambre de la rue Ravignan, tout près du Bateau-Lavoir. L'Eglise n'est guère pressée de l'admettre en son sein et ce n'est que le 18 février 1915 qu'il reçoit le baptême, Pablo Picasso étant son parrain.

     Il demeure à Paris encore quelques années puis lassé de l'existence de vibrion qu'il ne peut s'empêcher d'y mener il décide de s'en éloigner. Sur les conseils d'un prêtre du diocèse d'Orléans dont il fait la connaissance en 1917, Max quitte Paris à la fin de juin 1921 pour s'installer à Saint-Benoît-sur-Loire. On voit que le lieu n'a pas été totalement le fruit du hasard car Max avait exprimé au prêtre son désir de trouver une retraite qui ne soit pas trop éloignée de Paris afin qu'il puisse conserver les relations nécessaires à ses affaires. Il y restera jusqu'en 1928, à part un voyage en Italie, un autre en Espagne et un bref séjour à Paris.

     Max écrira beaucoup à Saint-Benoît. Ses oeuvres et aussi des lettres. Plusieurs lettres par jour très souvent. Dès son arrivée, sa correspondance rend compte de son nouvel environnement. Du presbytère où il est installé il écrit le 24 juin 1921 à Roland Manuel :

La première lettre que j'écris! [...] Ma vue est bornée par un couvent déserté et une basilique en plein champ (monument historique) jaune et rose, énorme et plutôt assyrien ou égyptien que roman.
[...] Le vicaire, le gros Breton, n'ose parler devant son curé, mais il se rattrape le soir dans nos promenades le long de la Loire qui coule dans la plaine semée de bouquets de trembles.


     Le débit du fleuve sera évoqué quelques mois plus tard d'une manière intéressée par un Max perpétuellement en butte à des difficultés financières.
     L'étiage lui fournit prétexte à un amusant parallèle. Il écrit le 16 août 1921 aux éditeurs Emile-Paul :

la terre et ses produits. La Providence fera sûrement monter la Loire avant le terme. Je demande à ma Providence de ne pas attendre pour faire monter ma Loire.

Voici venir le 24 août ! La Loire a beaucoup baissé par suite de la chaleur. Je n'insiste pas sur une comparaison dont vous devinez, chers Messieurs, l'autre terme. Hier soir, on remarquait que les eaux remontaient : est-ce un présage que vous ne m'oublierez pas le 24 août ? C'est de la superstition ! La Providence céleste n'aime pas la superstition, mais la Providence terrestre ne s'en offusque pas. Le 24 août est bien éloigné. La sécheresse fait souffrir
     

Le fleuve, on le sait, a un débit d'une irrégularité extrême (ainsi, à Orléans il peut varier de 25 à 8 000 mètres cubes par seconde). Durant son séjour à Saint-Benoît Max connut rarement des crues financières et les dernières années de sa vie furent celles de gêne. Actuellement une estimable gouache de Max (car il fut également peintre) vaut de 50 000 à 70000 francs...

     D'après la correspondance dépouillée on constate que très peu de lettres sont majoritairement consacrées à l'évocation de Saint-Benoît. Max utilise, comme il le fait fréquemment en littérature, l'aparté, l'incise, la digression. Quelques lignes pour une impression, une formule pour un jugement.

Les gens de l'Orléanais sont raisonnables, intelligents et doux. Je ne les vois jamais qu'en traversant la ville pour gagner la poste. (18 août 1921, à André Salmon).

J'ai ici un des gosses que je fais jouer le dimanche qui s'appelle " Léandre ", Léandre R... [Max Jacob remarque] que les paysans ont encore les noms de la vieille comédie. (15 septembre 1921, à André Salmon).
P .S. A la table d'hôte où je mange, une conversation avec un voyageur de commerce.
- Qu'est-ce que vous faites de votre métier ?
- J'écris des livres.
- Hein ?
- J'écris des livres.
- Eh bien! il n'y a pas de sots métiers! (6 décembre 1921, à Michel Leiris).


     Les étonnements, anecdotes, constats parsèment évidemment plus fréquemment les lettres des premiers mois d'installation à Saint-Benoît. Ce que Max venait chercher à Saint-Benoît, c'était une hygiène de vie, hygiène morale et spirituelle. Max, c'est un poncif de l'écrire - mais les poncifs sont aussi vérités fondamentales - aura été écartelé (comme chacun d'entre nous mais avec une acuité exceptionnelle) entre règle et dérèglement, résolution et tentation, Dieu et diable. Saint-Benoît est, au sens fort, garde-fou.

     Durant la première période à Saint-Benoît plusieurs oeuvres importantes sont rédigées et publiées. Dans le temps qui nous est imparti, nous n'en avons choisi qu'une, Les Pénitents en maillots roses. De Saint-Benoît, il écrit à Armand Salacrou le 30 novembre 1924 " Les Pénitents sont pour janvier, dit-on, mettons février, hein ? " Ils paraîtront effectivement en 1925. Au début de l'œuvre Max indique les divers titres envisagés, entre autres :

Les Treillages dorés ou l'acrobate en cage
Le confessionnal hanté
La bure et le maillot
Le clown à l'autel


     Aveux éclatants de culpabilité et de trahison qui ne sont qu'autant de prétéritions qui crient sa sincérité. Max, on le sait, a beaucoup souffert du fait qu'on ait douté de l'authenticité de sa décisive vision miraculeuse et de sa conversion. Il est vrai que sa vie dans la capitale ne plaidait pas en sa faveur relativement à la religion de l'époque. Sa retraite à Saint-Benoît devait être épreuve, preuve et gage.

     Lisons quelques vers du poème Voyage dans les Pénitents :

Saint-Benoît-de-Vieille-Vigne
Polinge en Orléanais
ta plaine calme et ta Loire bénigne
me feront oublier Paris et ses attraits
.

     " Me feront oublier. " Ce futur est plus, semble-t-il, expression incantatoire que constat. Le désir est réel, la réussite aléatoire. Max devait au demeurant revenir se fixer dans la capitale en 1928, à l'hôtel Nollet.

     L 'hymne au fleuve et au terroir se précise vers la fin du texte :

J'attends la paix du soir dans tes plaines fertiles,
Orléanais! faucille oubliée sur les champs
La Loire est l'éternel emblème des durs travaux d'Adam.


     " J'attends la paix du soir " : désir de quiétude, de sérénité, de vaincre les tentations mondaines en les supprimant; volonté, nous l'avons vu, qui avait motivé son installation à Saint-Benoît. Et cette " faucille oubliée sur les champs " est une comparaison tout à la fois précieuse et réaliste (si l'on se réfère à la courbe du cours au travers de l'Orléanais), tout à la fois biblique et humaine, religieuse et ouvrière. La Loire devient alors mythologique. Elle est Mythologie. C'est l'exaltation d'une France rustique qu'on ne disait pas encore profonde, d'une France qui régénère le poète :

j'aime des enfants nets, des filles raisonnables,
j'aime les mères pieuses, les pères travailleurs,
de la gaieté sans bruit, peu de vin sur les tables,
le dimanche à l'église, des jeunes gens au chœur
.

     On est loin de la jovialité sulfureuse des textes en prose de son recueil le plus justement connu, Le Cornet à dés (paru à compte d'auteur à la fin de 1917). Il est au demeurant dommage, ce qui est fréquent en pareil cas, que cette oeuvre ait longtemps éclipsé les autres, une quarantaine, Max étant somme toute un écrivain prolifique.
     Mais il ne reste pas à Saint-Benoît et repart à Paris en 1928. Dès août 1921 il confiait au peintre Kisling :

Les éditeurs ne m'envoient plus d'argent et comme ce n'est pas à Saint-Benoît que je vendrai des gouaches, il faudra bien que je rentre, ce qui ne me plaît pas beaucoup car je travaillais bien ici.


     Les justifications sont réelles mais l'attrait de la capitale et de sa vie est à l'évidence déterminant. Années de dandysme. Max, décisivement dégoûté de la vie parisienne qu'il mène, se fixe à nouveau à Saint-Benoît en 1936, chez Madame Persillard, place du Martroi. Il ne s'en éloignera plus que pour de brèves escapades (par exemple, ma mère l'approchera durant l'été 1939, en villégiature à Port-Manech (Finistère-Sud), au moment de la déclaration de guerre).

Cette guerre, on le sait, devait particulièrement l'atteindre. Voyons quelques extraits de Reportage de juin 1940 (publié de manière posthume en 1945 dans Derniers poèmes en vers et en prose). C'est Max, qui portera à Saint-Benoît l'étoile jaune de David :

On a vu de partout l'Etoile des Rois Mages
laisser tomber du sang comme tombe un orage.
A jamais cette main, la mienne, en est tachée
et par deuil, sauf de Dieu, de tout bien détachée.

     Il trouve des accents épiques pour évoquer l'exode" dans une région où les ponts sur la Loire sont autant de goulets d'étranglement :

Aux ponts de Loire, l'auto du riche attend son tour
et trépigne la nuit et s'affame le jour.
Le feu, l'acier ne dispersait pas une foule
et l'horreur aux blessés mettait une cagoule
de folie! Cent suicidés! l'assassinat !


     C'est le souffle hugolien (l'un de ses auteurs préférés, qu'il a souvent pastiché, dans ses poèmes en prose notamment) qui anime le tableau de la débâcle :

Une armée! elle ne savait se diriger !
D'un côté, c'est Sully! de l'autre Châteauneuf !
Où aller ? des drapeaux les bataillons sont veufs.


     Arrêté par les Allemands le 24 février 1944, en fin de matinée, il reste trois jours et nuits à la prison militaire d'Orléans avant d'être transféré à Drancy où il meurt le 5 mars 1944. D'abord inhumé au cimetière d'Ivry-sur-Seine avant d'être enterré dans celui de Saint-Benoît, il repose désormais près de la Loire depuis 1949.
     Chaque année les fidèles de Max se réunissent à Saint-Benoît le dimanche le plus proche du 5 mars pour le célébrer .
     Messe grégorienne puis frairie, recueillement et convivialité, gravité et jovialité: Max Jacob !


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