Ainsi qu'il est fréquent lorsqu'un personnage fascine à ce point, l'homme a occulté l'œuvre au point de l'éclipser. Une oeuvre somme toute prolifique, diverse (allant du poème en prose au roman en passant par la nouvelle et la méditation pour s'en tenir aux genres les plus fréquents) mais qui était devenue introuvable a été fort heureusement rééditée pour quelques textes majeurs sous l'impulsion de Jean Denoël dans les années soixante-dix. Certains textes sont désormais en livre de poche.
Cet être paradoxal à la recherche d'unité a autorisé le paradoxe, le malentendu, l'équivoque. Les dernières décennies de Max Jacob furent celles de la gêne financière, ses ultimes années furent celles du persécuté faisant un ultime calembour avec Gestapo "J'ai ta peau".
Fulgurance miraculeuse de la vision du Christ en 1909. II est des Béatitudes qui sont malédictions. Beaucoup ne prirent pas au sérieux Max-le-noceur, Max-le-drogué, Max-le-clown.
Sa tragique fin fut utilisée dans l'immédiat après-guerre par certains avec des visées idéologiques pour lesquelles la poésie et la religion auxquelles il avait consacré sa vie n'avaient guère place. II est des récupérations qui sont exclusions.
On sait par ailleurs que le terme de "maudit" qui fit florès au siècle dernier fut si galvaudé qu'il s'est affadi jusqu'à disparaître. A notre époque les anthologies littéraires ne (re)connaissent plus, même pour les poètes, la malédiction avec ce qu'elle évoque de fureur sacrée et de prononcé de condamnation à mort sociale.
Or Max Jacob et son oeuvre ressortissent dans une large mesure à ces critères. Max Jacob fut un homme de transgressions. Ce que nous nommons le par-delà. L 'homosexualité et l'usage de drogue en sont deux éléments constitutifs importants. S'il ne convient pas à l'évidence d'expliquer comme on a pu le faire l'œuvre par l'homme (Maupassant par la folie syphilitique par exemple) il est troublant de constater que ces caractéristiques n'ont été à ce jour que rarement prises en compte en tant qu'hypothèses de lecture.
Max Jacob a été déçu à vie par une passion non partagée par une femme qui se joua de lui, une certaine Cécile Acker. A son propos, Picasso, rentré en Espagne, lui adresse de Barcelone une lettre datée du 28 septembre 1903 que le "fragnol" du peintre rend encore plus pittoresque:
Mon cher et vieux Max
. . . et toi et bien amouré de ta pas belle et pas très fine1 de famme marié; o les amours. . . . il faut que toi la vexes beaucoup
pas que comé ça ça passera plus vitte. . . . Adieu
mon vieux et je te ambrase
Picasso.
La rupture entre Max et Cécile interviendra bientôt. Mais faisons justice de la nature des liens unissant Max et Pablo. Lorsque Henri Hertz écrit dans le numéro devenu fameux que la revue Europe consacra en 1958 à Max Jacob: "Ce fut le temps des longues visites dans l'appentis de la rue Ravignan, puis dans le sombre gourbis de la rue Gabrielle. On y rencontrait Picasso ou on allait le voir, en passant, au Bateau Lavoir. Ils avaient partagé leur pain. Ils allaient de brouille en brouille, d'étreinte en étreinte". Il s'agit bien sûr, et les témoignages des contemporains concordent, d'embrassades à l'espagnole!
Sans y voir un motif fatidique de son homosexualité vécue sur le mode de la culpabilité ("J'ai été sodomite sans joie mais avec ardeur") force est de constater que le Cornet à dés, oeuvre la plus légitimement connue, comme l'ensemble de ses ouvrages, a une approche sardonique de la femme. Max Jacob, on l'aura compris, est l'anti-Gide de Corydon. Mais ses héroïnes sont Bignoles ou Castafiore! La femme est objet de dérision. Ridicule, voire méprisable, par ses travers nombreux.
Il n'est pas jusqu'à la première de toutes, notre mère Ève, qui ne soit moquée:
Jugement des femmes.
Aux enfers, Dante et Virgile inspectaient un baril neuf. Dante tournait autour. Virgile méditait
Or ce n'était qu'un baril de harengs
saurs Ève toujours belle habite en ces
lieux courbée par le désespoir bien qu'elle ait à sa nudité la consolation d'un nimbe.
Ève se piquant le nez déclara "Oh! mais cela
sent mauvais! " et elle s'éloigna.
N'y a-t-il pas misogynie active lorsque la banalité d'une réflexion somme toute pleine de prosaïque bon sens est présentée comme la futilité d'une écervelée?
L 'homosexualité de Max Jacob reste littérairement discrète, ou plus précisément plus latente que manifeste. Elle affleure donc en des fulgurances qui sont trahisons au double sens de révélations et de falsifications. Rares sont les claires allusions comme au début du roman Filibuth ou la montre en or où le personnage au nom cocassement claudélien, Monsieur Odon-Cygne-Dur, double avoué de l'auteur, écrit à ce même auteur qu'il l'invite à venir voir l'armoire à glace qu'il s'est procurée. Il s'agit bien sûr d'un meuble non d'un individu à forte carrure. Le triolisme n'est donc que faute. . . sémantique, même s'il a su dénicher une "perle", car l'invite est sans ambages:
En tout cas, venez après votre retour : ma perle
d'armoire désire vous connaître et nous en profiterons
pour nous livrer à la joie.
Et de poursuivre quelques pages plus loin: "M. Dur se grisait de son bavardage, et hélas! autrement aussi " sans qu'il puisse être décidé par le contexte si les excitants sont aussi de la partie. Dans Le cornet à dés quelques assertions déconcertantes semblent grosses de sens. Ainsi au début du poème "Surprises":
Les bornes kilométriques sur les routes de Murcie sont des lingams.
Dans la section "Le coq et la perle" un texte étonnamment peu cité:
La vis, ce qui rampe autour de la spirale : ce qui s'exprime à la pointe : le vice!
La fantaisie est souvent équivoque et l'indétermination théâtrale, sociale et sexuelle pose question dans certains textes. "Masque" Jacob est l'auteur du déguisement, du travestissement, du fétichisme du signifié comme du signifiant. Le poème "Ruses du démon pour ravoir sa proie" a une fin bien déconcertante:
L'Hermaphrodite n' était pas mort Au secours! au secours! on arrive... des hommes, que sais-je?ma mère! Et je revois la chambre d'auberge sans serrure aux portes. il y avait, Dieu merci, des crochets
mais quelle malignité à l'hermaphrodite: une ouverture du grenier, un volet blanc remue et l'hermaphrodite descend par là.
La décisive apparition miraculeuse de 1909 semble avoir inspiré certains textes, comme celui-ci, de prime abord hermétique. Tous les biographes ont noté que le matin même de la vision christique dans sa petite chambre montmartroise de la rue Ravignan, un ouvrier était venu ouvrir le toit de son obscure pièce et un autre ouvrier avait mis un carreau mobile à la fenêtre. Pour laisser entrer lumière et air...
D'autre part nous avons pu constater que sur les épreuves du Cornet à dés (la seule correction qui peut être relevée de tout le document) Max Jacob a rayé la phrase finale de ce poème qui figure toujours sur le manuscrit détenu par la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet: "Mon Dieu, délivrez l'humanité des vices qui la tuent".
Ce mot "hermaphrodite" répété à l'envi trahit une culpabilité obsessionnelle. L 'Hermaphrodite est peut-être bien le Christ -lui aussi créature duale- dont l'existence même postule celle d'un Satan qui cherche à faire succomber un "pauvre" Jacob touché par la grâce et qui se sent grandement fautif qu'un de ses amants se glisse subrepticement chez lui... Du par-delà à l'au-delà.
1 - Les caractères en italiques sont de Picasso.