" Au bout de quelques instants, je crus entendre un murmure vague qui devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que tout l'intérieur de mon corps devenait léger , léger comme de l'air, qu'il se vaporisait... "
Guy de Maupassant (Expérience à l'éther)



UNE DROGUE : L'ETHER



                             
(Basilique de Saint-Benoît-sur-Loire : l'ange et le diable)

     Max Jacob a confessé à plusieurs reprises, pour s'en repentir, l'usage de drogue. Si l'opium et autres drogues 1 ont pu être utilisés à l'occasion, l'éther occupe une place prééminente, Max Jacob y ayant recouru dès le début de ce siècle 2. Il reniflait l'éther répandu sur un mouchoir et il en fit un tel usage durant un temps qu'il ne lui était alors pas nécessaire de s'annoncer en société tant étaient caractéristiques les effluves de sa personne…
     Il ne faisait pas montre à cet égard d'originalité tant était grande depuis le milieu du dix-neuvième siècle la vogue de l'éther dans plusieurs pays (Irlande, Norvège, Etats-Unis, Allemagne ). Aux Etats-Unis les " aether parties " étaient connues dès le début du siècle et l'université d'Harvard fut le cadre d'" aether frolics " où l'usage de la drogue était justifié par ses prétendus effets stimulants sur la conscience mystique. Notons que ce fut au cours de telles réunions que l'on découvrit les propriétés anesthésiques de l'éther.
     Si jusqu'à présent l'usage de la drogue par Max Jacob a fait l'objet de notations biographiques, le temps semble venu de tenter de ce point de vue une approche de l'œuvre même. Le choix du Cornet à dés n'est pas uniquement motivé par le fait qu'il s'agit de l'œuvre la plus connue du poète mais aussi et surtout par le fait que les dates de création de ces textes s'échelonnent de 1904 à 1910 3, période durant laquelle Max Jacob a tâté de la drogue. Dans sa correspondance comme dans son oeuvre Max Jacob est discret sur son recours à la drogue (comme sur son homosexualité). Ses dénégations quant à l'usage d'éther au moment de la vision qu'il eut du Christ en octobre 1909, répondent à l'évidence aux sceptiques détracteurs. Max Jacob réfute l'influence de l'éther avec des arguments équivoques 4. Pour convaincre de l'authenticité de sa vision, Max Jacob fait référence aux apparitions qu'ont eues à la même époque deux artistes (Georges Delaw et Ortiz de Sarate) qui n'auraient pas fait usage d'excitant. Puis Max Jacob insiste sur la révélation (au strict sens du mot) de sa vision. Cela n'établit pas que Max Jacob n'ait pas déjà eu recours à la drogue mais que cette apparition était différente de tout ce qu'il avait pu connaître jusque là.

     Et il faut s'étonner de ce que l'affirmation souvent évoquée, selon laquelle il n'a pris d'excitant qu'un an après l'apparition, argument qui se veut décisif, ne vienne en quelque sorte qu'en dernière rescousse et soit moins dénégation définitive que plaidoyer d'un homme désespéré que l'on ne croie point en l'authenticité de sa vision. D'ailleurs la Défense de Tartuffe contient cet aveu : " J'ai présenté pour m'attirer le succès, des pièces dues au truc le plus bas : l'éther " 5. Cet ouvrage fut publié un an et demi seulement après Le Cornet à dés, au printemps 1919, et le seul vrai succès littéraire de Max Jacob à cette date demeure son recueil de poèmes en prose. Que Max Jacob n'ait pas été sous l'emprise de la drogue au moment de la mystique vision est plausible, qu'il ait donc éprouvé le besoin de nier le recours à la drogue est compréhensible mais - compte tenu des contradictions - est sujet à caution en raison même du caractère catégorique du démenti. Que Max Jacob ne fût pas sous' l'influence de l'éther au moment de la fulguration du Christ, soit, mais il avait tâté de la drogue des années auparavant ainsi qu'en témoignent ses contemporains.

     L'éther n'a donc pas pu ne pas influer sur le poète. Il est tout aussi évident que nous ne saurions systématiser ses effets relativement aux caractéristiques de l'art de Max Jacob. Pour ce qui ressortit à l'onirisme, disons naturel, Max Jacob a tiré parti de sources d'inspiration voisines mais différenciées: le rêve bien sûr mais aussi le songe, l'état de veille ou la vision hypnagogique. Les apports de la drogue sont des variantes qui ont pour le poète l'intérêt de charrier des représentations nouvelles alors que le chercheur, voire le lecteur, s'émouvra aux connotations affectives et sociales du mot " drogue " qui décideront en premier de l'attrait pour ce thème d'étude lié à la transgression. Au demeurant, en l'absence de moyen d'investigation indubitable dans le cadre d'une oeuvre littéraire il ne peut être décidé de la part respective de ces influences dans l'inspiration de Max Jacob. Il nous faut nous référer à la seule expérience que nous avons de ces états (y compris, pour certains d'entre nous, de la drogue) pour tenter de déceler la fulgurance d'un trait ou subodorer une atmosphère due aux paradis ou enfers artificiels. En tout état de cause la quête ne sera jamais assurée, ni au niveau de l'authentification de la source d'inspiration (comment identifier un cauchemar du sommeil d'une vision d'un éthéromane en phase dépressive?) ni bien entendu au niveau de l'authenticité de celle-ci par rapport à la création littéraire.

     L'usage de la drogue est évoqué de manière parfois claire, parfois voilée, dans Le Cornet à dés et est associé à la nuit, de ces nuits si fécondes en apports qu'elles n'ont pour le poète " que des marées d'équinoxe " (Vie et marée, p. 185) 6. Le troisième poème du recueil La Guerre (p. 29) est troublant à cet égard. Citons la seconde moitié :

" on me pique avec une seringue: c'est un poison pour me tuer ; une tête de squelette voilée de crêpe me mord le doigt. De vagues réverbères jettent sur la neige la lumière de ma mort".

     Un sourire pour cent larmes (p. 176) est encore plus clair puisque Max Jacob y confesse:

" Le cheval respire avec peine : la drogue qu'il reçut pour lui donner du zèle a trahi le projet ! et les idoles au faîte des monts ne paraissent pas encore ".

     Le titre, cette fois, peut ne pas être postiche par rapport à la pièce comme c'est souvent le cas dans Le Cornet à dés. Il évoque la quête décevante à l'inspiration provoquée. Notons que le cheval (terme argotique pour une drogue) désigne chez Max Jacob, lorsqu'il ne s'agit pas à l'évidence de l'animal, l'imaginaire créateur du poète. Max Jacob ne dédaigne pas, fugacement il est vrai, révéler un de ses emplois métaphoriques. L'acception symbolique du mot " cheval " est plaisamment attestée dans un texte nostalgique où Max Jacob se désole de voir s'estomper des visions héritées d'une enfance prétendument passée près d'un hippodrome :

" Allons, tournez! Tournez ! vieilles pensées emprisonnées qui ne prendront jamais l'essor ! le symbole qui vous sied n'est pas le galop élastique des jockeys".

     Douloureux appel final aux fantômes inspirateurs du passé (p. 299).
     Parfois au contraire l'inspiration est là, loin des platitudes de la norme et des revenez-y de la syntaxe. Elle est fulgurance, incongruité, paradoxe, coq-à-l'âne. C'est le cheval blanc: " Ophélie n'est pas encore dans son immortelle tombe ; ce sont les fossoyeurs qu'on y mettra si le cheval blanc le veut " (lIs ne reviendront plus, p. 169). La trouvaille poétique n'est pas due, nous l'avons vu, au seul empire de la drogue et le cheval n'est pas toujours dopé mais il est troublant que lorsque le cheval s'arrête, il donne à voir des visions obnubilées, qui ne sont peut être déjà que nuées :

" c'est une femme, [...] son bras me fait signe de la suivre, son bras... si son bras n'est pas un nuage. [...] j'ai vu un oeil, si cet oeil n'est pas un nuage. Il me fixe, il m'inquiète ; arrête ! Il suit nos pas sur la route, si cet oeil n'est pas un nuage".
(Traduit de l'allemand ou du bosniaque, p. 82)


     Mais le cheval est aussi menacé de mort par empoisonnement dans une pièce de facture badine qui peut être un écho transfiguré, comme cela est fréquent chez Max Jacob, d'affres relatives à la stérilité poétique provoquée par des adjuvants aux propriétés antagonistes :

" Un cheval [...] est mort empoisonné, le carmin de son museau et la fuchsine du jus de la treille composant un poison mortel".
(Le Chapeau de paille d'Italie, p. 52).


     Pour reprendre une classification des drogues qui est souvent employée (celle de Louis Lewin actualisée par Jean Delay) nous noterons que l'éther, tout comme l'alcool, le chloral et le chloroforme, fait partie des psychodysleptiques. Les phénomènes provoqués par ce type de drogue affectent principalement les domaines du jugement (obnubilation de la conscience, incohérence mentale) et de la perception (distorsion par rapport à la normale). Comme bien d'autres drogues, son usage prolongé entraîne des états paranoïaques (le sujet se croit en butte à des malveillances) et/ou schizophréniques (le sujet éprouve un certain détachement d'avec la réalité pouvant aller jusqu'à la dépersonnalisation).
     L'une des modifications majeures provoquées par le recours à l'éther est l'obnubilation au double sens du mot. Une idée émerge puis devient rapidement idée fixe, le sujet ayant l'esprit obsédé par une seule chose. L'éther modifie aussi les perceptions; ainsi visuellement l'environnement du drogué apparaît nimbé de floconneux halos. C'est un poncif de dire que Max Jacob aime jouer avec le verbe. Il éprouve une évidente sensualité à répéter les mots, à reprendre les sonorités. Assonances et écholalies parsèment son oeuvre. Mais ce plaisir ne ressortit-il pas à quelque degré à la dépendance psychologique, ce goût issu du sentiment de satisfaction éprouvé à user du mot, du rire ou de la drogue? Il y a obnubilation dans Jeu sur le mot " caste " (p. 102), texte bien nommé puisque le mot est employé à neuf reprises en quelques lignes ou dans Ruses du démon pour ravoir sa proie (p. 219), les six dernières lignes contenant trois fois le terme " hermaphrodite " (7). Il y a là expression d'une obsession vécue et transcrite sur le mode de la culpabilité angoissée. Le gargarisme ou l'éternuement verbal bien connu chez Max Jacob ( " style d'ana, style d';\nana, d'anatomiste...") Du dilettantisme avant toute chose, (p. 227), toutes ces approches tâtonnantes et toutes ces dérives ( " du présent, des présences, des préséances " Le soldat de Marathon (p. 116) " L'enfant, l'éfant, l'éléphant " Le coq et la perle, (p. 59) ne sont-ils pas l'écho d'une réalité qui se dérobe, qui est rebelle à la stricte et habituelle tyrannie des mots, dans la mesure où l'adéquation consacrée entre le mot et la chose ne convient plus, en raison d'une réalité mouvante et indistincte. On a remarqué que Max Jacob remettait à l'honneur en quelques endroits du Cornet à dés la rime équivoquée des fatrasies médiévales :

" un homme et qui combat, bas! [...] des portes et fenêtres, naître! [...] une bordure, dure!"
Équatoriales solitaires, p. 154.


     Le mot est en quelque sorte suivi de son écho, résonance distordue d'une réalité première qui hésite sur sa forme. On a trop souvent considéré dans ces exemples, semble-t-il, que Max Jacob désirait avant tout faire oeuvre de création verbale. Celle-ci a pu également lui être suggérée par la connaissance d'un monde différent où la morphologie apparaît autre, où les sonorités sont nouvelles.
     Le monde né de l'éther semble parfois couvert de nuées. La pièce Traduit de l'allemand ou du bosniaque a déjà fait l'objet de références 8. Métempsychose (p. 179) a un titre aux notations plus révélatrices: " les mares de sang ont la forme des nuages ". Elles ne sont pas nuage mais elles ne sont déjà plus tout à fait sang. L' hypnagogie est tirée du côté du fantastique.

     La distorsion de la perception sensorielle par rapport à la normale est caractéristique de l'éther. Ce n'est pas tant l'intensité de la perception qui est en jeu, que sa transgression. Si l'éther est d'un recours désuet à notre époque, c'est qu'il ne suscite pas de sensations aiguës. Il n 'y a pas augmentation du tonus mental et de l'acuité sensorielle par rapport à la norme. Il ne stimule, ni n'étouffe d'ailleurs. Il perturbe. Son action ne ressortit pas au quantitatif (il n'y a ni expansion ni régression) mais bien plutôt au qualitatif dans le mesure où il y a distorsion. C'est en ce sens qu'on peut interpréter certaines formules poétiques, fondées sur une modification de la perception visuelle :

" La lumière ricane "
Poème déclamatoire p. 41


" Je m'abreuve aux sources de l'atmosphère qui rit concentriquement "
Le Coq et la perle p. 54.


" Les pavés en mosaïque simulent le relief pour me faire perdre toute stabilité "
Le Coq et la perle p. 62


     Voilà bien un monde perpétuellement trompeur, où l'onde, la vibration, le flux est chausse-trape. Un monde où " Le minuscule, c'est l'énorme! " (Poème dans un goût qui n'est pas le mien p. 34), où " des sultanes [...] ont des paradis sur la tête " (Le Bibliophile p. 186) qui réalise ainsi prématurément le projet de René Daumal de regarder l'infini par le trou de la serrure.
     Certaines perceptions auditives et tactiles sont affectées de la même manière par la distorsion :

" Si tu mets ton oreille au tic tac de ton oreille, tu entendras bien en toi quelque chose "
Le Coq et la perle p. 56


" je mordais dans mon pain avec tant d'émotion qu'il me sembla que c'était mon cœur que je déchirais".
Le Coq et la perle p. 58.


     Ces textes peuvent apparaître bien précieux, c'est-à-dire créations hyper-culturelles et non échos d'une expérience vécue dans le malaise ou la douleur. Il y a comme une manifestation de l'effet schizophrénique bien connu des drogués. Il y a détachement de la réalité et cela peut aller jusqu'à une totale dépersonnalisation. Le sujet est extérieur à lui-même. Je est autre, quand bien même il renvoie à je. Mon oreille peut se coller à mon oreille. L 'un est double et je n 'en ai pas conscience:

" Mon cheval s'arrête! Arrête aussi le tien, compagnon, j'ai peur! "
(
Traduit de l' allemand ou du bosniaque )
.

     L 'effet paranoïaque est également très présent. Il s'agit d'un état subdélirant où le sujet se croit en butte à des agressions et malveillances systématiques (police, espions, etc...). Certes, point n'est besoin d'être un éthéromane impénitent pour connaître de telles affres, mais chez Max Jacob il est troublant de constater que les expressions les plus nettes de l'angoisse sont le fait de pièces qui ressortissent à plusieurs égards aux univers créés par la drogue !

" on m'attaque avec des rires et des sabres [...] il neige! On me pique avec une seringue: c' est un poison pour me tuer ; une tête de squelette voilée de crêpe me mord le doigt".
la Guerre p. 29


" La lumière ricane : les cuirassiers saluent de l'épée et ricanent; ils n'ont plus ni os, ni chair".
Poème déclamatoire p. 41


" j'ai vu un oeil, si cet oeil n'est pas un nuage. Il me fixe, il m'inquiète ; arrête! Il suit nos pas sur la route, si cet oeil n'est pas un nuage ".
Traduit de l' allemand ou du bosniaque p. 82


" Or, voici qu'à la Bibliothèque nationale, je m'aperçois que je suis surveillé. Quatre employés s'avancent vers moi avec une épée de poupée chaque fois que je cherche à lire certains livres".
Générosité espagnole


     Il ne s'agit pas d'expliquer l'œuvre de Max Jacob par l'usage de la drogue, de faire en quelque sorte une poétique de l'éthéromanie, comme on a cru bon par le passé de justifier l'art d'un écrivain par le dérèglement de son comportement (passion amoureuse, maladie, drogue). Pour s'en tenir à quelques phares du siècle précédent et faire allusion à des études précises, on rappellera les explications de Lamartine par les démesures de l'amour, de Maupassant par les lésions de la syphilis ou de Baudelaire par l'ivresse alcoolique. Recherches minutieusement documentées qui sous-estimaient la singularité irréductible de ces états au sein même de constantes et surestimaient la fiabilité des moyens d'investigation dans l'ordre littéraire.
     Max Jacob, on le sait, a été en proie à divers démons. La drogue fut de ceux-là. " Une mesure pour rien, me souffle le diable ". confiait Max Jacob. Le diable? Un menteur, comme chacun sait...




1 - On pourrait également évoquer la tisane de jusquiame qui permettait, selon Max Jacob, de voir des démons.
2 - L'usage de la drogue n'est plus attesté postérieurement aux années vingt (remarque du colloque).
3 - Cf. Christian Pelletier Le manuscrit du Cornet à dés de Max Jacob in L'Information littéraire. n° 5, novembre-décembre 1974, J.-B. Bailli ère, Paris, pp. 226-228.
4 - Rappelons sa défense: " La première objection qui m'a été présentée, lors du récit que j'en fis, fut que cette apparition était le fruit d'une imagination renforcée par l'usage des toxiques excitants. J'ai répondu en conscience qu'à la même époque, deux personnes que je ne connaissais pas et qui n'ont pas fait usage d'excitants, M. Georges Delaw, dessinateur, et le peintre Ortiz de Sarate, ont eu des apparitions analogues. Je répondis de plus que l'apparition de 1909 présentait un aspect absolument nouveau pour moi: alors que ces imaginations ne sont que des présentations nouvelles des faits de la mémoire. D'ailleurs, j'ai étudié la forme de l'apparition d'après la symbolique et j'ai pu en comprendre la signification, ce qui prouve que l'apparition était donnée et non créée par moi. De même, les apparitions de MM. Georges Delaw et Ortiz de Sarate prenaient un sens qui allait contre l'objection. Je n'ai pris d'excitants qu'un an après l'apparition ".
5- " succès" peut bien évidemment être pris au sens d'inspiration mais aussi au sens de notoriété (à cette date, seul Le Cornet à dés peut justifier cette seconde acception).
6 - La pagination utilisée est celle de l'édition N.R.F. Poésie-Gallimard, 1967.
7 - Cette pièce peut être considérée comme un écho transfiguré de la décisive apparition miraculeuse.
8 - Cette pièce semble l'une des plus caractéristiques à cet égard.


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